« La bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier, c’était l’appétit. Aujourd’hui, c’est la plénitude. Demain ce sera la satiété. On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’assoir. Une chaise n’est pas une caste, mais pour vouloir s’assoir trop tôt, on peut arrêter la marche même du genre humain. »
Victor Hugo. – Les Misérables, p. 130 (Tome 2).
Le texte qui suit (écrit initialement en 2016) est une contribution au débat et aux orientations qui seront prises lors du 52e congrès du la Confédération générale du travail (Cgt) qui aura lieu du 13 au 17 juin 2019 à Dijon.
Cela saute aux yeux. À la faveur notamment des mobilisations des Gilets jaunes depuis novembre 2018, les mouvements sociaux ont retrouvé de la couleur en France et la conflictualité est en hausse.
L’impact des lois adoptées contre certaines protections des salarié.e.s pendant les « années Hollande » puis, dans leur continuité, lors des 1eres années de la présidence de M. Macron en est responsable.
Pour le moment, ces mobilisations diverses et protéiformes tardent à forger un rapport de force suffisant face au CAC40 et à son bras armé, l’État. Les multinationales et l’État forment en effet les deux faces d’un même régime de plus en plus autoritaire en France.
Entre les occupations de ronds-points, de centres commerciaux, les manifestations dans les « beaux quartiers », les « grèves perlées » à la SNCF, les votations citoyennes ou les opérations « gratuité des autoroutes » : des façons nouvelles de rallier des gens ont été essayées depuis les grèves de 2016 contre la loi El Khomri, qui ont été les étincelles des luttes qui fleurissent aujourd’hui.
Mais sur quelle analyse de la société, à la Cgt, participons-nous à ces mouvements ? Et avec quelle stratégie de conquête ? Ce qui suit offre cela : une analyse documentée suivie de propositions pour régénérer nos modes d’action.
En route…
Qui vient aujourd’hui spontanément au syndicalisme ? À cette question, les syndicalistes de terrain ont une réponse connue : personne. Personne ne s’engage par adhésion spontanée. La plupart du temps, un.e salarié.e rejoint un syndicat quand celui-ci lui vient en aide.
À l’égard des syndicats, les réflexes de classe appartiennent à l’Histoire. En effet, en dépit de la crise économique et de l’empire du capitalisme sur les vies quotidiennes, celui-ci pourvoit au confort d’une majorité de la population, dont la plupart sont des salarié.e.s. Dans ce cas de figure, rejoindre un syndicat n’a rien de naturel.
De l’argent « mis de côté » comme jamais
Les entreprises et le marché libre et non faussé, chers à l’Union européenne, ne conduisent pas seulement à l’exploitation des salarié.e.s.
Force est de constater qu’ils pourvoient aux revenus, à l’endettement et à l’épargne des individus. Par exemple, le taux d’épargne en France est à un niveau élevé : 14,3 % du produit intérieur brut (PIB) en 2017 selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
Autre cas concret : selon une étude du 2e groupe bancaire français (BPCE) parue le 18 décembre 2018, le montant de l’argent disponible en France sur les seuls comptes courants (argent qui n’est pas rémunéré mais relève d’une « épargne de précaution ») est évalué à 14 000 euros en moyenne par compte courant. Le tout pour une somme totale de 390 milliards d’euros (soit exactement le budget de l’État – dettes incluses – en 2019).
De l’argent qui « dort » , il y en a donc, et pas « que dans les caisses du patronat… » .
Propriétaires immobiliers en France : les plus riches du monde
C’est ainsi que beaucoup d’individus finissent par constituer un patrimoine à visée lucrative, par rente ou par plus-value. En 2018, 93 % des individus possédaient en France au moins un actif financier (autre qu’un compte courant) immobilier ou professionnel selon l’Insee.
La valeur totale du patrimoine immobilier des particuliers en France est estimée à 7088 milliards d’euros selon l’Insee. Rapportée aux quelque 62,6 % des foyers qui sont propriétaires de biens immobiliers en France (2015), cette valeur exceptionnelle place les foyers hexagonaux, en valeur, en tête mondiale des détenteurs de patrimoine.
Hausse des inégalités : une majorité gagnante
En France, l’état de pauvreté est vécu par une part limitée de la population. C’est un fait. Même s’il s’agit d’un phénomène de masse. Si, selon l’Insee, 14 % de la population vivaient en dessous du seuil de pauvreté en 2018, 86 % des gens continuaient cependant de vivre au-dessus. Et souvent bien au-delà…
Dans le même ordre d’idée, plus de 84,6% des actifs ont bel et bien… un travail déclaré, et ce en Contrat à durée indéterminé (CDI) en France.
Certes, les inégalités de revenus se sont creusées entre les très riches et les très pauvres en France depuis une dizaine d’années. Selon les Chiffres 2016 du magazine Alternatives économiques basés sur les données de l’Insee, les 10 % des foyers les plus fortunés s’adjugent 25 % de la totalité des revenus. Alors que les 10 % des plus pauvres en prennent 3,5 %, soit sept fois mois.
Cependant, l’écart croissant entre les deux bouts de l’échelle des revenus masque une autre réalité. Et notamment le fait qu’au-delà 2200 euros de revenus chaque mois (après impôts et prestations sociales) – soit le niveau du salaire moyen en France, les individus continuent à s’enrichir dans des proportions significatives. Une prospérité dont la hausse des salaires n’est plus la seule responsable…
Disparition de la question sociale ou embourgeoisement de la majorité ?
L’embourgeoisement d’une partie majoritaire de la population est l’une des raisons pour lesquelles la question sociale restait peu audible au-delà des cercles de militants syndicaux ou de la gauche radicale avant le surgissement des Gilets jaunes dans les espaces publics en 2018.
Le « bourrage de crânes » des médias ne faisait pas tout dans cette disparition. Sans doute la responsabilité des médias était-elle même marginale dans la disparition de la question sociale de beaucoup d’esprits et de leurs portes-monnaies devenus bien remplis.
Les principes défendus par le syndicalisme sont de nature matérialistes, surtout à la Cgt. Alors, regardons la société et le monde du travail tels qu’ils sont au 21e siècle….
Posons-nous quelques heures sur le parking d’une de ces zones commerciales où l’on fait ses courses et qui entourent toutes les villes petites ou grandes. Regardons les voitures, celles et ceux qui en sortent, évaluons les prix des véhicules, les tenues, les manières d’être.
Un pouvoir d’achat en hausse pour une majorité d’individus
Commençons pour cela par une chose importante en France : la voiture.
En 2015, selon le journal L’Argus spécialisé dans l’automobile, le prix de la « voiture moyenne » neuve avait augmenté de 4225 euros en quatre ans.
Il était passé de 21 881 euros en 2011 à 24 012 euros en 2015. En 2018, selon le journal Auto Plus, il s’est néanmoins écoulé plus de 2,1 millions de voitures neuves (en hausse de +3,3% par rapport à 2017) dont, une croissance remarquée des ventes de SUV (grosses voitures style 4×4) de +4 %.
Prix moyen d’un SUV selon le journal La Croix : 26 717 euros.
Selon l’Insee, en France, le pouvoir d’achat avait progressé de +1,7% en 2015 après +1,4% en 2014. En proportion, cette hausse a profité d’abord à ceux qui disposaient de revenus suffisants pour… consommer et épargner. D’où les tonnes d’argent qui dorment aujourd’hui sur les comptes courants ?
La raison de la hausse du pouvoir d’achat a été l’absence d’inflation due à la baisse des prix du pétrole en 2014 et 2015. Cela s’explique aussi par la baisse des prix qui s’était temporairement amorcée en 2015. Mais pas seulement.
NDLR: depuis la hausse de prix est repartie la hausse (+1,8% en 2018). Ce qui a contribué à la colère des gens réunis sous les Gilets jaunes à partir de novembre 2018, pour lesquels ces hausses de prix se paient « cash » pour beaucoup d’entre eux : salarié.e.s percevant moins que le salaire médian (1797 euros en 2015 selon l’Insee), ayant un endettement ou un loyer important ; vivant seul.e.s ou avec des enfants à charge, ayant des pensions alimentaires à verser…
Divertissements, voyages : l’ère du bon marché
L’opulence en France d’une part majoritaire de la population vient aussi de la baisse des prix des activités qui siéent à une population instruite et en voie d’ascension sociale.
Cela se traduit par l’aspiration au voyage, dont l’offre marchande a explosé et les prix ont chuté, sous l’effet de la connexion permanente à internet, qui favorise la concurrence entre les offres grâce aux bases de données mondiales constituées par les conglomérats du transport et du divertissement.
Les prix des billets d’avion en classe économique ont chuté de- 40 % en 25 ans selon plusieurs sources concordantes dans l’Union européenne et aux États-Unis.
Selon le service de presse de l’entreprise Airbnb spécialisée dans la location de logements touristiques entre particuliers, 7 millions de français avaient utilisé Airbnb pour voyager ailleurs dans le monde au cours de l’été 2018. Airbnb est établie en France depuis 2011.
Uber, AirBnB, Euro-millions : la société du « bon plan »
Selon l’Insee, entre 2000 et 2012, les sommes misées par les français dans les jeux d’argent ont augmenté de +76 % en valeur. Le nombre de joueurs a, de son côté , augmenté de +48 % sur la même période. Ces dépenses (une fois les gains déduits) ont augmenté de 6,4 milliards d’euros en 2009 à 9,5 milliards en 2012. Cette année-là, un joueur dépensait déjà en moyenne 2000 euros par an (soit presque l’équivalent du salaire mensuel moyen).
Or concrètement, comment miser de plus en plus d’argent dans des jeux d’argent sans disposer d’une trésorerie de plus en plus importante ?
Pour essayer de trouver un réponse, revenons à l’engouement pour Airbnb. Mais du côté Business cette fois.
Plus de 46 % des loueurs inscrits à Airbnb en France ont tiré un revenu supérieur à 30 301 euros (qui échappait alors à la fiscalité) sur une période d’un an entre septembre 2014 et août 2015, soit 2525 € par mois en moyenne.
Et 23 % des loueurs ont perçu un revenu supérieur à 44 501 euros sur la même période, soit 3708 € par mois en moyenne.
Le profil du loueur français selon Airbnb : 42 ans, diplômé de l’enseignement supérieur aux trois-quarts. Dans 50 % des cas, il gagne déjà plus que le salaire médian de 1797 euros (c’est-à-dire avant ses revenus Airbnb).
(NDLR : Le salaire médian : c’est le salaire de référence qui sépare les salarié.e.s en 2 parts égales. 50% des salarié.e.s sont en dessous. Et 50% sont au dessus. C’est un indicateur plus parlant que le salaire moyen qui, lui, divise la totalité des salaires par le nombre de salarié.e.s sans éclairer leur répartition.)
On le voit dans les chiffres. En termes classiques, on peut qualifier une majorité de salarié.e.s de « petite bourgeoisie ». Celle-ci étant dans l’ensemble plutôt dans opulente, elle dispose du temps, du désir, de l’ingéniosité et des ressources pour « prendre des risques » afin de s’enrichir en jouant avec toutes les opportunités que lui offre le marché capitaliste : le jeu, les rentes, les activités lucratives de complément…
Rien ne change socialement en France parce que ce n’est pas l’intérêt matériel de la majorité.
Voilà une majorité qui continue à devenir propriétaire (+2,2 points depuis 2004), roule en voitures coûteuses, se constitue un patrimoine lucratif et vote à l’Extrême Centre ou à l’Extrême Droite pour une partie d’entre elle.
Est-ce pour cacher la réalité de son enrichissement que cette majorité aime se victimiser sur l’air du « ras-le-bol » fiscal ?
Du salaire à la rente : la mue d’un certain syndicalisme
Dans le domaine syndical, comment expliquer autrement, si ce n’est par l’opulence d’une majorité de salarié.e.s, le fait que le Confédération française démocratique du travail (CFDT) soit devenue en 2018 le syndicat français remportant le plus de suffrages aux élections professionnelles ?
La stratégie de la CFDT n’est-elle pas d’accompagner l’enrichissement des mieux loti.e.s parmi les salarié.e.s en négociant des ressources financières autres que les salaires (primes, intéressements, participations, épargne salariale). Et ceci, avec pour contrepartie, la suppression de droits universels ?
Comment expliquer autrement le soutien de la CFDT à la Loi travail El Khomri du gouvernement de M. Manuel Valls en 2015 ? Et ses critiques pour le moins timides des ordonnances Macron de 2017 ? Et son soutien matois à M. Macron face aux Gilets jaunes depuis novembre 2018 ?
Du salariat ouvrier au salariat rentier
Selon le bilan annuel de l’Association française de gestion (AFG) paru en 2017, l’épargne salariale (le placement des primes d’intéressement des salarié.e.s à un taux préférentiel sur un fonds administré par leur employeur) concerne 10,5 millions de salarié.e.s. Cela représente un tiers des actifs en France. L’épargne salariale totalise 131,5 milliards d’euros en 2017, en hausse de +17 % par rapport à 2014.
Pourquoi la Loi de février 2015 dite « Macron » et la Loi dite «Pacte» en discussion au Parlement (mars 2019) favorisent-t-elles l’épargne salariale, notamment des primes annuelles d’intéressement au détriment de leur versement direct aux salarié.e.s ?
Finances ou entreprises ? La guerre des rentes salariales
Désormais, si le salarié ne demande pas expressément le paiement de sa prime d’intéressement, celle-ci est directement placée sur un fonds. Appelé fonds d’épargne interentreprises (PEI), ce fonds est constitué de participations lucratives (actions) dans le capital d’entreprises privées.
Pourquoi contraindre les salarié.e.s à épargner dans le capital des entreprises au dépend de leur pouvoir d’achat immédiat ? Au premier abord, l’explication militante pourrait être le cynisme du pouvoir. Le pouvoir maintiendrait ainsi sa politique économique de l’offre en faveur de la capitalisation et de la profitabilité des entreprises au détriment du pouvoir d’achat des salarié.e.s.
Dividendes salariales contre bulles spéculatives ?
Mais il n’est pas non plus interdit d’ouvrir les yeux pour voir cette mesure comme un moyen de canaliser la « passion de l’épargne » d’une société opulente vers le capital plutôt productif (les entreprises) pour éviter qu’elle ne se fixe dans la spéculation financière ou immobilière…
Il n’est pas interdit de penser que si les salarié.e.s ne demandent pas à toucher leur prime immédiatement, c’est aussi parce qu’elles ou ils n’en ont pas besoin.
Ce changement de point de vue peut sembler déchirant. Mais il sera SALUTAIRE. Dans le monde du travail du 21e siècle et dans la société majoritaire, le souci de la profitabilité de la rente est aussi important, si ce n’est plus, que le niveau des salaires.
De ce point de vue, ne nous interrogeons plus si, à la faveur de la Loi dite « Sapin 2 » de 2016 (NDLR : du nom du ministre des Finances du précédent gouvernement, M. Michel Sapin) et de la future loi « Pacte » , les fonds de pension de retraite par capitalisation arriveront un jour en France pour suppléer aux retraites par répartition de la Sécurité Sociale.
Assurance vie : cachez ce fonds de pension… (que je ne saurais voir)
Les fonds de pension sont déjà là. Et depuis longtemps. Sauf qu’ils portent un autre nom en France. Ces fonds de pensions s’appellent « assurance vie en euros », « assurance vie en unités de compte » ou « assurance vie multisupports ».
Ce sont des fonds d’épargne lucrative. Leurs rendements sont, pour une part, indexés sur les dividendes des grandes entreprises cotées en Bourse (CAC 40) et, d’autre part, sur les intérêts que l’État paie aux banques et aux assureurs pour financer sa dette.
Et à qui appartient (entre autres) l’argent que les banques et les assurances prêtent contre rémunération à L’État pour financer ses dettes ? Eh bien tout simplement leur clients. C’est-à-dire à des salarié.e.s enrichi.e.s pour la plupart et qui disposent de contrat d’assurance vie. Selon le journal Le Parisien, du 17 mars 2019, 40 % des français ont une assurance vie.
Assurance vie : les trois-quarts de la dette publique
En France, le montant des placements en assurance vie représentaient 1676 milliards d’euros en décembre 2017 selon le « syndicat » des banques et des assurances : l’Association française des assurances (AFA). Leur montant était en hausse de +3% en 2017 par rapport à 2016. Pour comparaison, ces sommes sont l’équivalent de plus des trois-quarts de la dette publique française (2362 milliards d’euros en mars 2019).
On le voit. Derrière le vocable d’assurance vie, les fonds de pension « à la française » s’appuient sur les deux pieds de la société de rente et de marché : l’État et les multinationales du CAC 40. Et force est de constater qu’ils nourrissent aujourd’hui les projets de vie de la société majoritaire… et opulente.
Pourquoi, pour la société majoritaire, l’épargne, le patrimoine immobilier lucratif et les fonds de pension sont-ils devenus, plus que les salaires, des moyens a priori plus simples de s’assurer du confort ? Doit-on l’en blâmer ? Évidemment non. Le confort et l’aisance matériels sont des aspirations légitimes.
Dans ces conditions, la lutte collective est-elle devenue impossible ? Bien sûr que non ! Mais, dans l’action syndicale, il serait utile de ne plus se tromper de classe ouvrière ni de monde du travail.
C’est parti…
La question sociale : assumer la métamorphose
Dans le monde du travail, il y a bien sûr les « convaincu.e.s » que la vie est une lutte sociale : ouvriers ou cadres, cela n’a plus guère d’importance. Ceux-là savent que dans la lutte, il est préférable d’être uni.e.s et organisé.e.s. Surtout quand on ne dispose d’aucun patrimoine autre que sa « force de travail », sa qualification et ses diplômes.
Les convaincu.e.s forment un noyau dur d’individus, qui s’ils ne sont pas militant.e.s, disposent tout au moins d’une conscience sociale qui transcendent leurs propres intérêts matériels (quand ils en sont dotés).
Mais combien sont-ils ? En France, le syndicat qui réunit le plus d’adhérent.e.s est certes la Confédération générale du travail (CGT). Et même si elle continue à se définir comme « un syndicat de classe et de masse », elle ne compte que 700 000 adhérent.e.s. En comparaison, en 2019, la France compte 67 millions de personnes dont 29,6 millions d’actifs d’après l’Insee…
Par ailleurs, après plusieurs années d’activité salariée, combien de salarié.e.s n’ont-ils plus que leur « travail » comme capital ? Combien de salarié.e.s n’ont pas hérité d’un patrimoine protecteur de la part de leurs parents ?
Les habits neufs du prolétariat
Cela ne veut pas dire que les « prolétaires » (tel que l’économie classique qualifiait les travailleurs dépourvus de patrimoine) ont disparu. C’est simplement que la définition de cette classe sociale a évoluée avec les succès et les mutations du capitalisme.
Le prolétariat aujourd’hui : ce sont les vrais précaires, les travailleuses et les travailleurs pauvres en Contrat à durée déterminée (CDD) faiblement payé.e.s, les salarié.e.s à temps partiels, féminins en majorité, de basse qualification et souvent en France depuis peu. La condition ouvrière est là en France au 21e siècle.
Le prolétariat, ce sont les jeunes travailleuses et travailleurs sans patrimoine, donc dépourvu.e.s du soutien familial. Et ceux-là sont minoritaires parmi les jeunes eux-mêmes. Ainsi, pas moins de 78 % des individus entre 50 et 75 ans déclaraient-ils encore aider financièrement leurs enfants selon une enquête du BIPE menée en novembre 2015 par l’institut de sondage TNS Sofres.
Le montant de ces transferts d’argent entre générations étaient évalué à 6 milliards d’euros par l’Insee en 2016.
Dans ces conditions, hausse de la contribution sociale généralisée (CSG) ou non, le soi-disant appauvrissement des retraité.e.s est à relativiser au regard de l’épargne et du patrimoine que la plupart d’entre eux ont constitués ; et dont ils savent faire profiter leurs héritiers.
Zéro papa-maman sur qui compter
Au-delà des 22 % des jeunes qui ne peuvent pas compter sur leurs parents, les prolétaires, ce sont aussi les journaliers sans contrat, car illégaux ou contraints à la « démerde » par la force des choses. Tous ceux-là sont nombreux. Mais ils sont – de loin – minoritaires.
Ces prolétaires, quand on les aide, ils viennent au syndicalisme, ils entrent dans la lutte. Ils leur arrivent même d’être reconnaissants.
Ces prolétaires sont souvent relégués aux nouvelles tâches de domesticité que la majorité enrichie a pris le goût de ne plus faire (et de sous-traiter la réalisation à d’autres) : nettoyage, tâches ménagères et jardinières, soins des enfants et des parents âgés, etc.
L’autre prolétariat, méconnu, aujourd’hui : ce sont les grand.e.s brûlé.e.s du travail. Ceux auxquels le Management a brûlé les ailes par la manière dont les entreprises et les États capitalistes gèrent le travail et la vie femmes et des hommes.
Grand.e.s brûlé.e.s du travail : la nouvelle solidarité ouvrière
Ces grand.e.s brûlé.e.es ne sont seulement des précaires, beaucoup sont des gens hautement diplômés, qualifiés, des cadres. Toutes et tous sont en demande de soutien. Et ce, d’autant plus que, souvent, leurs croyances et leur désir s’écroulent lorsque vient la brûlure. Les grand.e.s brûlé.e.s du travail viennent au syndicalisme quand on les a aidé.e.s à comprendre ce qui leur est arrivé. Tou.te.s ont vécu dans leur chair et leur âme la réalité physique et mentale de l’exploitation. Ils ont vécu donc compris.
Précaires et grands brûlé.e.s du travail forment la base sociale dans laquelle le syndicalisme doit investir ses forces, préférentiellement.
Cependant, il ne s’agit pas de laisser la société majoritaire et opulente de côté. Mais plutôt de développer un discours, un mode d’action, de lui promettre un profit immédiat en phase avec ce que ces personnes vivent au quotidien.
Encastré.e.s dans le marché, nous le sommes tous au quotidien, par la recherche permanente du meilleur rapport « qualité/prix », du « bon plan » sur internet ou ailleurs, du « meilleur taux » auprès de sa banque….
Marché : viser le désencastrement
Si nous voulons désencastrer la société tout entière du marché, les syndicats de lutte ne feront pas l’économie d’une stratégie qui inclue la majorité opulente dans la lutte, mais en utilisant des motivations qui lui parlent.
Pour cela, il nous faut réviser le concept de LA GRÈVE, de sorte qu’une grève ne soit plus vécue comme « une prise d’otage » (ou au moins un désagrément) par la majorité, mais comme une opportunité, désirable, de profiter d’une expérience de vie qui enrichisse matériellement les gens, hors du marché, c’est-à-dire hors du capitalisme.
La grève pour tou.te.s ou l’ultime bon plan ? En effet, le problème de l’organisation capitaliste de la société n’est pas que le capitalisme aurait échoué à améliorer le confort de la majorité des individus. Au contraire, son problème est que malgré ses succès matériels, l’économie de marché et le consumérisme, n’ont pas réussi à les satisfaire…
Pour celles et ceux qui mènent des luttes, ce nécessaire changement de pied passe par l’invention de la « GRÈVE POUR TOU.TE.S ».
C’est-à-dire de la grève dont profite sans effort l’individu. La grève pour tou.te.s se présente comme un « bon plan » qui, à force d’en jouir, rendra l’individu dépendant à la lutte et donc vitalement partisan de celle-ci. Le début d’une émancipation du marché ?
La grève pour tou.te.s est organisée pour et autour de l’individu consommateur auquel elle propose la GRATUITÉ, temporaire ou pérenne, selon que l’individu la soutiendra ou pas dans le temps.
Multiplier les Shoots de gratuité
Au travail, la grève pour tou.te.s, c’est la grève qui abolit les objectifs de rendement qui contraignent la « liberté de choix » chère à la majorité, lorsqu’elle doit travailler : une forme de gratuité.
C’est aussi, par exemple, la libération des péages payants d’autoroutes par des salarié.e.s en lutte, comme l’ont beaucoup fait les Gilets jaunes depuis novembre 2018. C’est l’application délibérée à tous les foyers des tarifs d’électricité les plus bas pendant une grève. C’est l’ouverture solidaire avec les familles, des crèches, le soir et le week-end pendant un mouvement social.
La grève pour tou.te.s ne consiste plus seulement à occuper la rue. Elle consiste, par exemple, à créer les conditions de la libération des supermarchés pour en faire des zones, temporaires ou non, de gratuité.
Elle consiste à offrir des moments éclairs de gratuité des transports en commun, à cesser l’envoi des amendes pour infraction routières dans les préfectures ou l’encaissement des chèques de cantines scolaires dans les communes.
Sur le plan culturel, la Grève pour tou.te.s, c’est la libération des cinémas de l’impôt privé capitaliste qu’est le prix d’entrée. La Grève pour tou.te.s ouvre des espaces infinis de créativité…
Créer le désir d’une citoyenneté économique positive
Dans l’entreprise, au quotidien, le prolongement de la Grève pour tou.te.s passe par l’exercice de la citoyenneté par tou.te.s. Ainsi, seul.e.s les salarié.e.s votant aux élections professionnelles pourront bénéficier des œuvres sociales et culturelles (les prestations des comités d’entreprise) administrées par les élu.e.s et les syndicats.…
Sur le plan des droits civiques, l’instauration d’une « citoyenneté positive » permettra à celles et ceux qui prennent des risques en endossant des responsabilités syndicales ou associatives dans la gestion des œuvres sociales (moyennant la possibilité de les révoquer) de bénéficier de garanties supérieures en matière d’évolution salariale et de droits à la formation.
Cette nouvelle stratégie de lutte envisage l’unité de certains salarié.e.s opulent.e.s et des prolétaires en considérant, les yeux grands ouverts, ce qu’est le monde encastré dans le marché : AVARE, concurrentiel, inégalitaire, opulent dans sa majorité, hypocrite dans son rapport au patrimoine, précaire et douloureux dans ses marges économiques et psychiques.
La gratuité, pour libérer le Temps
La grève pour tou.te.s doit être comprise comme une zone temporaire de création de richesses humaines, hors du temps marchandise. La grève pour tou.te.s est un moment qui se joue des désirs de marchandises sans les rejeter. Elle ouvre au contraire la voie de leur appropriation par la gratuité.
Cette stratégie de lutte pose la question de la désobéissance et du rapport collectif et individuel à la propriété.
De Pierre Joseph Proudhon à Jean Jaurès, il a été démontré que la propriété lucrative était « un vol ». C’était il y a longtemps. Depuis, la propriété lucrative (l’immobilier qui rapporte, l’épargne, les actions, l’assurance-vie…) est devenue une norme désirable par la majorité des gens.
La nouvelle lutte syndicale devrait, selon le même principe, rendre la conquête de la gratuité comme l’absolue normalité du désir majoritaire.
Cette métamorphose de la question sociale et de la lutte interroge : comment tenir un double discours, ou plutôt des discours différents, qui soient capables de parler à deux mondes, dont les intérêts matériels sont divergents.
Les visages des deux mondes
D’un côté, il y a le monde, minoritaire, de celles et ceux qui, selon la vision capitaliste, sont des militant.e.s de la question sociale, des syndicalistes, des « brûlé.e.s », des « perdant.e.s » dans le marché, mais que la lutte peut ramener à l’estime d’eux-mêmes.
De l’autre, il y a le monde, majoritaire, de celles et ceux qui veulent se vivre comme gagnant.e.s, dans le marché, parce qu’elles ou ils disposent du patrimoine (monétaire, social, culturel) et du désir de jouir de toutes les opportunités offertes par le marché.
Pour sortir des représentations du 20e siècle sur les salarié.e.s, il est impératif de postuler, sur la foi de nos expériences syndicales quotidiennes, que ce qui rend la majorité froide et calculatrice sensible à l’injustice sociale, ce n’est pas que cette injustice existe. Mais au contraire, qu’elle n’en profite pas assez.
Dans leur organisation, nos luttes futures doivent chercher à subvertir, dans les mentalités majoritaires, la conception qu’une majorité de gens se fait de ce profit. Les conquêtes sociales qui viennent se feront si nous surmontons cet objectif et l’ambiguïté qu’il sous tend.
Depuis 2016, les mouvements sociaux ont ouvert des brèches.
En effet, différentes manières de participer aux mouvements, par exemple, contre les lois travail de 2015 et 2017 ont été proposées. Cette créativité d’actions fut le fruit de gens engagés dans des organisations moins séculaires que ne le sont les syndicats : Collectif « Loi travail, non merci ! », « #OnVeutMieuxQueÇa », Collectif « On bloque tout », Nuit Debout et désormais : les Gilets jaunes…
De nouvelles des actions directes (autoroutes gratuites, applications de tarifs réduits d’électricité, Nuit Debout, manifestations spontanées, occupations de routes, de centres commerciaux, affrontements avec la police – dramatisés à dessein par le régime pour criminaliser le mouvement et légitimer les répressions dans la violence) ont cherché à satisfaire le bénéfice individuel, matériel ou narcissique de gens potentiellement beaucoup plus nombreux.
Parmi eux figuraient plus de prolétaires mais aussi plus d’individus parfaitement intégrés dans le monde majoritaire. Des gens a priori indifférents à la question sociale parce qu’eux-mêmes croient (ou espèrent) tenir une place supérieure dans le monde tel qu’il est.
Réunion de gens en quête d’expériences de vie « gratuites », d’échanges entre semblables, à l’écart du marché, de consommateurs profitant malgré eux de la gratuité : le potentiel subversif des luttes des 3 dernières années a surtout été là !
Extension du domaine des biens communs
Ces expériences-ci ont eu lieu. Les militant.e.s syndicaux (ou autres…) doivent maintenant avoir un objectif en ligne de mire, à traduire en pratique, dans l’anonymat de l’action et sans jamais le déclamer : l’extension irrémédiable du domaine des biens communs, par la gratuité.
Mais en sachant aussi se jouer de l’avidité de nombre d’individus…
La « convergence des luttes », tant invoquée depuis 2016, sera-t-elle nourrie demain par un désir de GRATUITÉ ?
La lutte continue.